Silvia Carrasco : « Ils nous assimilent à l’extrême droite pour tenter de nous salir. »
Entretien avec une anthropologue espagnole
En Espagne, l’opposition féministe au mouvement trans est bien plus vigoureuse qu’en France, et bénéficie d’un peu d’espace médiatique. Pour en savoir plus, je me suis entretenu avec Silvia Carrasco, dont je suis les travaux depuis quelques temps déjà.
1. Peux-tu te présenter brièvement ?
Je m’appelle Silvia Carrasco, je suis professeure d'anthropologie sociale et d'éducation à l'université autonome de Barcelone. À partir d'une position théorique marxiste et féministe, mon domaine de recherche porte sur les inégalités éducatives des enfants et des adolescent∙es issu∙es de milieux sociaux vulnérables.
2. Pourquoi t'opposes-tu au mouvement trans ?
Depuis six ans, j'analyse la pénétration de l'idéologie transgenre au sein des établissements d'enseignement comme l'exemple le plus évident du retour de bâton du patriarcat néolibéral. Il s'agit d'idées néfastes pour les enfants, qui enrichissent les grandes entreprises pharmaceutiques et ouvrent la voie à l'expérimentation du transhumanisme. En outre, ces idées détruisent les droits des femmes parce qu'elles nient la réalité matérielle du sexe et occultent ainsi l'origine de notre oppression. De plus, elles détournent le concept du « genre », qui désigne les attributs qui infériorisent les femmes et naturalisent notre subordination, en en faisant une identité basée sur des stéréotypes sexistes. Les politiques d'égalité entre les sexes sont anéanties si tout homme qui se déclare femme est reconnu comme telle par la loi.
3. Cela fait-il de toi quelqu'un d'extrême droite ?
Au contraire, notre position féministe est la seule résistance politique au patriarcat néolibéral qui transforme les êtres humains en marchandises dans le cadre d’un marché de la vie. Nous rejetons la loi du marché et la marchandisation des êtres humains. Le féminisme est progressiste, il lutte pour l'égalité entre les femmes et les hommes et pour une société plus juste pour toute l'humanité. Nous sommes prises entre deux feux : entre l'extrême droite qui nie les violences structurelles faites aux femmes et veut démanteler les politiques d'égalité et de lutte contre les violences masculines, et la « gauche post-moderne » qui a abandonné l'égalité et le bien-être collectif au profit de politiques identitaires basées sur des désirs subjectifs. Ils mentionnent toujours Trump, mais oublient de mentionner Starmer et le gouvernement travailliste britannique, qui est allé plus loin que les conservateurs, en interdisant les bloqueurs de puberté sur la base du rapport Cass. S’accorder concernant la description de certains faits n’est pas partager une idéologie. Ils nous assimilent à l’extrême droite pour tenter de nous salir.
4. En Espagne, quelle est la situation ? Le féminisme semble divisé autour du sujet. Ou bien faut-il plutôt considérer qu'il y a le mouvement féministe d'un côté, et des gens qui s'identifient comme féministes de l'autre ? Et en ce qui concerne les camps politiques ? En France, on a l'impression qu'il n'existe que deux camps : d'un côté la gauche et le mouvement féministe, qui sont pleinement pro-trans, et de l'autre l'extrême droite, hostile au mouvement trans. Qu'en est-il en Espagne ?
Le féminisme n'est pas divisé, il a toujours le même programme contre toutes les formes de violence et d'exploitation des femmes. Je pense qu'il faut distinguer trois courants : le féminisme historique, radical, que les autres qualifient de « classique » pour laisser accroire qu’il ne serait défendu que par des femmes âgées et qu'il serait dépassé ; la gauche qui a embrassé les postulats queer et qui s’imagine innovante, progressiste, transgressive ; et la droite traditionnelle, avec des positions libérales (l'égalité formelle suffit) ou défendant les rôles sexistes traditionnels. Le problème, c’est donc que les idées postmodernes se soient installées dans les partis et les syndicats de classe et qu’elles tentent d'instrumentaliser le féminisme en utilisant son nom pour redéfinir tout le programme politique. J'ai récemment lu sur une banderole de militants trans que le féminisme consisterait à rejeter toute définition du terme femme ! Alors même qu’ils s’efforcent de tout redéfinir, de redéfinir la prostitution pour la présenter comme un « travail du sexe » émancipateur et transgressif, la gestation pour autrui en comportement altruiste ou en transaction commerciale équitable visant à garantir un prétendu droit d'être parent, l'oppression de genre en une identité innée, un sentiment interne... Quoi qu'il en soit, j'ai l'impression que la situation est en train de changer. Le parti socialiste se rend compte qu'il s'est mis dans le pétrin et que ses féministes et son ancien électorat féminin inconditionnel sont en train de le quitter. Cependant, les partis que l’on pouvait autrefois considérer comme à sa gauche, d'anciens communistes et populistes comme Podemos et Sumar, continuent de s'accrocher aux postulats queer, pro-trans et pro-prostitution pour se présenter comme modernes et radicaux, même s'ils perdent aussi des voix. Le plus inquiétant, c'est que beaucoup d'hommes et de jeunes garçons, influencés par les idées de l'extrême droite et de la « manosphère » contre les femmes et le féminisme, deviennent de plus en plus machistes et rétrogrades ; et que beaucoup de jeunes filles pensent que le féminisme correspond à ce compendium queer postmoderne. C'est un désastre, même si nous avons aussi un mouvement féministe fort, qui résiste et grandit grâce à celles qui nous rejoignent lorsqu'elles se rendent compte de la supercherie.

5. En France, on remarque que les quelques féministes relativement connues du pays sont toutes pro-trans. Aucune n'a émis la moindre critique du mouvement trans – sauf Isabelle Alonso, qui est d'origine espagnole, d'ailleurs. Comment l'expliquerais-tu ? (Il me semble que de manière générale, le mouvement féministe est moins vif en France qu'en Espagne.).
Nous sommes très conscientes que c'est au Royaume-Uni et en Espagne que le mouvement féministe radical est actuellement le plus fort en Europe.
Nos collègues françaises se sont mobilisées, mais peu, à la suite de l'affaire Gisèle Pelicot, et nous avons beaucoup de mal à trouver des féministes qui s'expriment vraiment et manifestent dans notre sens sur les deux questions clés d'aujourd'hui, le phénomène trans et la pornification sociale, et qui prennent ainsi le risque d'être persécutées.
Certaines se rapprochent même des postulats conservateurs et font fausse route : le combat se livre à gauche.
Au Royaume-Uni, une décision historique de la Cour suprême vient d'être rendue, qui a eu des répercussions en Espagne, tant positives que négatives. Côté positif, c'est la première fois que les grands médias publics nous demandent notre avis et le diffusent, comme cela m'est arrivé en tant que présidente de Feministes de Catalunya. Dès que le verdict a été rendu, la télévision publique et la radio publique catalanes m'ont appelée pour enregistrer et diffuser notre réaction, et elles l'ont diffusée en contraste et au même niveau que l'opinion contraire, officiellement opposée à la Cour suprême britannique. Cela ne s'était jamais produit auparavant. En revanche, la censure des articles de presse saluant le verdict a été massive, allant jusqu'à exclure du journal des influenceuses féministes connues, comme Barbijaputa, tandis que de nombreux articles hostiles à notre égard ont été publiés, aggravant les insultes et les calomnies dont nous faisons l'objet, même dans des journaux de premier plan comme El País.
En Espagne, il existe deux partis féministes, Feministas al Congreso, avec à sa tête la féministe historique Pilar Aguilar, qui a réussi à se présenter aux dernières élections européennes. Et le Parti féministe d'Espagne, plus ancien, qui a été créé et qui est toujours dirigé par Lídia Falcón, une militante antifranquiste, communiste et féministe de longue date, qui a été torturée par la police et qui est une figure de référence au niveau politique, médiatique et intellectuel, mais qui est aujourd'hui très malmenée. Mais le mouvement féministe est surtout porté par des plateformes et des organisations telles que Confluencia Movimiento Feminista, totalement indépendante des partis politiques, Alianza contra el borrado de las mujeres, liée au PSOE, ou encore le Forum de Política Feminista, implanté dans dix villes, qui regroupe des dizaines d'associations de toute l'Espagne, grandes et petites. En Catalogne, Feministes de Catalunya, l'organisation que je préside, est clairement abolitionniste et opposée au mouvement trans. Il s’agit de l’association féministe la plus importante et la plus reconnue. Nous avons participé à cinq réunions avec différents départements du nouveau gouvernement régional depuis novembre. Les noms importants du militantisme féministe sont nombreux, mais sur la question transgenre, Amparo Domingo se distingue sans aucun doute. Elle est également la contact nationale de l'organisation internationale dirigée par Sheila Jeffreys, Women's Declaration International. Et puis, si vous me permettez cette immodestie, il y a aussi ma propre personne. Il est également très important de mentionner le mouvement pour l’abolition de la prostitution, avec la Plataforma Abolición Prostitución, qui a élaboré une loi, et des personnalités singulières et très influentes, telles qu'Amelia Tiganus et d'autres féministes survivantes de la prostitution. Ou encore une organisation unique en son genre, composée d'enseignantes de tous les niveaux d'enseignement et de tout le pays, qui n'a pas d'équivalent dans d'autres pays : DoFemCo, Docentes Feministas por la Coeducación (Enseignantes féministes pour la coéducation), présidée par Ana Hidalgo. En outre, il existe une série d'écrivaines et de philosophes féministes qui, bien qu'elles ne participent pas activement au mouvement, sont considérées comme des références, comme Rosa Cobo, Ana de Miguel, Amelia Valcárcel, Alicia Miyares, etc. Il convient également de mentionner deux autrices qui se sont engagées publiquement à dénoncer l'usurpation du féminisme par l'idéologie de l'identité de genre, Laura Freixas et Najat El Hachmi. Il y a beaucoup de noms, il est impossible de tous les citer. Et puis, il faut savoir qu'il existe de nombreux groupes féministes qui restent aujourd'hui silencieux, dans les syndicats et les associations professionnelles.
Je pense que le mouvement féministe en Espagne est beaucoup plus fort qu'en France pour des raisons historiques. Par rapport à la France, les Espagnoles ont perdu leurs droits en tant que citoyennes et en tant que femmes avec la chute de la IIe République, et nous ne les avons récupérés que récemment. La conscience du risque de recul a été constante depuis le rétablissement de la démocratie, par exemple en ce qui concerne l'avortement, même si aujourd'hui, même le Parti populaire n'ose plus proposer ce qu'il proposait dans les années 90. D'autre part, les progrès culturels en matière d'égalité entre les femmes les plus jeunes n'ont pas de corrélation avec les hommes et la persistance d'attitudes machistes dans la vie quotidienne, ce qui peut également expliquer l’importance du militantisme. Et tout cela sans oublier les importantes politiques institutionnelles mises en place par les précédents gouvernements du PSOE, avec la loi sur l'égalité et la présence notable de ministres féministes qui ont contribué à consolider les attitudes des femmes de ma génération, celle qui a émergé de la transition [la sortie du franquisme]. Tout cela a radicalement changé avec l'irruption de Podemos et son arrivée au pouvoir. Ils ont remplacé le féminisme institutionnel par des notions queer, avec la complicité indéniable des médias.
Ce qui m'intrigue le plus, c'est ce qui se passe en France et en Allemagne par rapport au Royaume-Uni, et pas tant par rapport à l'Espagne.
Barbijaputa c'est la féministe du podcast dont je t'avais parlé.
Quelles sont sont les féministes relativement connues pro-trans en France? Je ne suis pas d'accord avec cette affirmation (un peu rapide). Blandine Deverlanges, Francine Sporado, Christine Delpy, etc. ne sont pas pro-trans, au contraire. Moutot et Stern non plus dans un autre genre et leur affaire a fait assez de bruit médiatique.
Amicalement.
Annie Gouilleux